Le paternalisme par le bas : travail quotidien et rapports négociés Le cas d'une usine Citroën
Pierre Rouxel  1  
1 : Centre de Recherches sur l'Action Politique en Europe  (CRAPE)  -  Site web
CNRS : UMR6051, Universite de Rennes 1, Institut d'Études Politiques (IEP) - Rennes, Institut d'Études Politiques [IEP] - Rennes
104 Bvd Duchesse Anne 35700 RENNES -  France

Cette communication est issue d'une réflexion portant sur le paternalisme d'entreprise et sa
réception en milieu ouvrier. A partir d'une enquête par entretiens réalisés auprès de salariés actifs et
retraités de l'usine Citroën de La Janais (Rennes), nous soutiendrons qu'une observation par le bas
et par les pratiques quotidiennes des ouvriers amène à revisiter la dichotomie entre dominants et
dominés. Elle permet de mettre en évidence les rapports négociés entre acteurs, informels et parfois
implicites, au coeur des activités de travail.
Entre 1961 et le milieu des années 1980, se met en place à La Janais un régime de
production paternaliste, dont nous rappellerons deux dimensions principales. D'une part, il consiste
en la prise en charge étendue d'une main d'oeuvre sans culture industrielle au sein d'un monde rural
et agricole paupérisé, à travers tout un ensemble de sociabilités d'entreprise et de services aux
salariés. D'autre part, afin de garantir la paix sociale, s'instaure dès 1965 une gestion autoritaire des
relations sociales, qui se manifeste par des pratiques antisyndicales et la mise en place d'un
syndicalisme “maison” verrouillant les relations professionnelles. Dans ce contexte où s'opère
simultanément oppression et intégration par le haut des salariés, la négociation du travail dans le
cadre d'un processus formalisé de dialogue entre partenaires sociaux est difficile voire impossible.
Le travail fait alors figure d'activité consensuelle, en témoigne la diffusion d'une représentation du
travailleur “modèle” de Citroën, assidu, docile et rigoureux.
Néanmoins, le travail ouvrier n'est pas le résultat d'une définition unilatérale puisque nous
montrerons qu'il repose pour partie sur des rapports négociés qui prennent la forme de tractations
informelles menées collectivement et individuellement avec la petite hiérarchie et sont au
fondement d'une coopération durable entre les groupes sociaux. Ces rapports sont invisibles au
premier abord, principalement du fait qu'ils n'affectent pas le bon fonctionnement de la production.
Pour autant, les récits sur les pratiques témoignent d'une organisation informelle du travail, faite de
sociabilités diverses et de pratiques répréhensibles comme la consommation d'alcool ou encore
d'usages multiples des machines et de distanciations par rapport au travail prescrit, dont nous
donnerons plusieurs exemples. Loin d'être secrets, ces “moments à soi” font l'objet de négociations
quotidiennes, tacites mais aussi verbalement formalisées, avec la maîtrise qui accepte cette
organisation informelle du travail (“tant que c'était raisonnable” ; “c'était comme ça, ça
fonctionnait comme ça”). Ces écarts aux règles doivent être réinscrits dans le cadre des relations
d'interdépendances qui unissent les acteurs au travail, conduisant à une forme de “métissage” des
relations professionnelles ; un agent de maîtrise acceptera par exemple de “couvrir” une salariée lui
demandant de s'absenter une demi-journée, celle-ci l'ayant soutenue les mois précédents dans une
période d'activité intense.
Plus largement, ce régime de production a généré des formes de consentement parmi les
salariés. Certains reprennent à leur compte la figure valorisante du travailleur Citroën
consciencieux, et il faut garder à l'esprit que pour beaucoup, l'usine a coïncidé avec l'entrée dans le
salariat et est associée à la sécurisation des trajectoires biographiques. Néanmoins, ce comportement
conformiste n'est pas total et nous conclurons en observant qu'une composante importante du travail
renvoie à des situations d'arrangements personnels, où sont négociées les contenus de l'activité. En
définitive, cette attention aux pratiques professionnelles quotidiennes semble susceptible
d'expliquer la co-présence de témoignages d'enquêtés sur la domination et l'autoritarisme usinier et
sur une réalité quotidienne du travail décrite en des termes plus ambivalents, voire nostalgiques.


Bibliographie indicative :
- BURAWOY M., Manufactoring consent : changes in the labor process under monopoly
capitalism, University of Chicago press, 1982, 286 p.
- COUTROT T., Critique de l'organisation du travail, La Découverte, 2002, 128 p.
- GESLIN A., “Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du 19ème siècle,
début du 20ème siècle)”, Genèses, vol.7, 1992, pp. 201-211
- LUDTKE A., “La domination au quotidien. “Sens de soi” et individualité des travailleurs en
Allemagne avant et après 1933”, Politix, vol. 4, n°13, 1991/1, pp. 68-78
- LUDTKE A., “ Ouvriers, Eigensinn et politique dans l'Allemagne du 20ème siècle”, Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 113, Juin 1996, pp. 91-101



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